Recension : Rapport Bronner - "Les Lumières à l’ère du numérique"
Par Jean-Baptiste Chaumié
IA et éducation IA et droit Recensions Désinformation / infox Education aux médias et à l’information (EMI)
mercredi 5 juin 2024 , par
Commission composée de journaliste, sociologues, spécialistes de l’information, historien, juristes, anthropologues. (Roland Cayrol, Annette Wievorka, Rachel Khan, Anne Muxel) peu de scientifiques dans cette commission.
Le rapport se compose d’une présentation générale, d’une introduction, d’une suite de considération sur les causes, les enjeux de la révolution numérique ( chapitre 1 à 6) puis de trente recommandations.
Présentation : « Notre commission avait pour mandat, premièrement, d’établir de manière synthétique l’état des connaissances sur les désordres informationnels à l’ère numérique et sur les perturbations de la vie démocratique qu’ils engendrent et, deuxièmement, de proposer des recommandations pour y faire face.
Contexte : Le rapport insiste sur le fait que deux événements parmi d’autres ont semble-t-il suscité une prise de conscience des risques de l’influence de réseaux et de l’information numérique : l’élection de Trump ; la crise du covid.
Introduction : Rappel du texte de Kant Qu’est-ce que les lumières : « Cette doctrine portait l’espoir d’un siècle : l’avènement prochain, grâce aux progrès de l’éducation et de la disponibilité de l’information, d’une société éclairée, fondée sur la raison et la connaissance. » La révolution numérique offre une opportunité inédite de repenser les cadres de la démocratie représentative en tirant le meilleur parti des systèmes dynamiques complexes qui peuvent permettre, entre autres, une diffusion massive de la connaissance, un niveau d’interactions sociales inédit, une participation citoyenne accrue1. Elle offre aussi de nouveaux modes de gouvernance et d’intelligence collective, qu’il reste néanmoins, pour la plupart, à inventer »
Or on constate un « chaos informationnel », l’extension de la « désinformation », utilisant des contenus faux pour induire les gens en erreur, à distinguer de la « mésinformation » ( information parcellaire ou orientée) tout aussi présente.
Bien qu’il ne soit pas absurde d’avoir a priori confiance dans les informations que l’on nous donne : « Notre propension à prendre pour vrai ce qui nous est communiqué n’est pas en soi une attitude irrationnelle. En effet, en situation normale, la plupart des informations qui nous sont transmises par les membres de notre entourage sont vraies – il s’agit généralement d’informations banales sans grands enjeux épistémiques. D’un point de vue statistique, il est donc plutôt rationnel de se montrer a priori confiant à l’égard de ce qui nous est rapporté, et de ne rejeter que ce qui est très invraisemblable ou manifestement faux (ce que nous faisons effectivement la plupart du temps)26. Cependant, dans un monde où quantité d’informations nous proviennent désormais d’Internet et des réseaux sociaux, une telle confiance minimale par défaut demeure-t-elle raisonnable ? Là encore, tout dépend de la part relative que vrai et faux occupent en ligne » P29
Ces nouveaux moyens de communication rendent cette confiance spontanée plus dangereuse, et il s’agit d’étudier les mécanismes qui peuvent diminuer notre vigilance.
Chapitre 1/Mécanismes psycho sociaux ; Le biais de confirmation, le défaut défaut de vigilance ( paresse) et l’ « avarice cognitive », qui nous conduit à donner plus de crédit à l’information la plus simple à comprendre. La répétition des messages a également leur donne également du pouvoir, même si c’est pour en dénoncer la fausseté. « De manière plus pernicieuse, les opérations de fact checking, en donnant de la visibilité aux infox auxquelles elles s’attaquent, pourraient bien elles aussi contribuer à les crédibiliser par effet de répétition. »36
Chapitre 2/Le pouvoir des logiques algorithmiques : les algorithmes, intègrent la logique de la rumeur : « le marché cognitif y est animé́ par des effets de concentration d’attention brefs, soudains et massif. » Par la sélection des informations les plus vues ou commentées et par une logique de captation de l’attention : les réseaux favorisent le nombre de vue, les réactions extrêmes la tendance des réseaux sociaux est d’invisibiliser les modérés au profit des opinions extrêmes .
« Facebook a par exemple remarqué qu’un émoticône « colère » suscitait généralement plus d’engagements sur un post du réseau social qu’un simple « like ». Pour profiter de cet effet d’engagement, l’entreprise a calibré son algorithme de manière à attribuer 5 fois plus de poids à ces expressions d’indignation, assurant ainsi aux contenus concernés une visibilité maximale dans les fils d’actualité. Dans ces conditions, comment s’étonner des effets de polarisation affective que l’on observe ? » : « Ainsi, les algorithmes qui organisent la visibilité de l’information ont pour but de maximiser l’attention des utilisateurs et leur engagement plutôt que de proposer des sources fiables et équilibrées »
D’autre part, nous avons tendance à nous associer sur les réseaux sociaux (comme dans la vie réelle) à des personnes qui nous ressemblent et partagent nos points de vue, et à nous éloigner de celles qui nous paraissent au contraire trop dissemblables.
On observe enfin un phénomène d’influence asymétrique : Très tôt, plusieurs études ont montré que, sur Internet, un petit nombre de personnes motivées pouvait influencer l’opinion : réseaux sociaux, Ainsi, sur Facebook, les mouvements anti-vaccins ont réussi – avant la pandémie – à occuper une place dominante face aux pro-vaccin.
Chapitre 3/ Le rôle et l’influence sur la désinformation des logiques économiques .
Désinformation coute cher aux institutions, aux États (en nombre de victimes ds la crise covid par exemple, coût pour lutter contre la désinformation) , voire aux particuliers ( dépenses orientées, fraudes) et rapporte beaucoup.
Il existe des « Super désinformateurs » dont le trafic attire la publicité. Celle-ci est d’ailleurs distribuée par algorithmes aveugles, qui peuvent produire des situations paradoxales : « Les budgets publicitaires d’une fondation œuvrant pour la recherche contre le cancer ont ainsi pu contribuer, de fait, aux revenus d’un site proposant par ailleurs des traitements « alter- natifs » pour soigner le cancer. Une célèbre ONG de protection de l’environnement a pu, de la même manière, participer au financement d’un site proposant des contenus climatosceptiques »
Ou encore article douteux sur aliments miracles sponsorisé sur une page du site de France culture…
Chapitre 4/ Phénomènes d’« infox » lié aussi à une guerre informationnelle entre États ou forces politiques ( politique intérieure et extérieure) : « En moins de deux décennies, l’espace numérique est devenu un champ privilégié de confrontation et de compétition stratégique entre les États, voire, pour la France comme pour d’autres pays, un nouveau domaine militaire. Dans l’arsenal des combattants nu- mériques figurent désormais les opérations informationnelle. »
Mais il faut distinguer degrés dans les acteurs et les contenus selon leur plus ou moins grande transparence (une agence d’état / Militants plus ou moins masqués/ Boite à trolls ) et la plus ou moins grande transparence de leurs contenus ( vitrines officielles :/ ciblage vers tel ou tel type de récepteur/ création de fausses entités ( Trolls)
Chapitre 5/ Recours : droit et Numérique
Il existe un article 27 de la loi de 1881 sur la liberté de la presse, toujours efficace.
« La publication, la diffusion ou la reproduction, par quelque moyen que ce soit, de nouvelles fausses, de pièces fabriquées, falsifiées ou mensongèrement attribuées à des tiers lorsque, faite de mauvaise foi, elle aura troublé la paix publique, ou aura été susceptible de la troubler, sera punie d’une amende de 45 000 euros.
Les mêmes faits seront punis de 135 000 euros d’amende, lorsque la publication, la diffusion ou la reproduction faite de mauvaise foi sera de nature à ébranler la discipline ou le moral des armées ou à entraver l’effort de guerre de la Nation. »
Suggestion d’engager également responsabilité civile, c’est-à-dire dommage et intérêts en fonction de la viralité et des effets de la fausse information, en distinguant à nouveau entre mésinformation ( effets causes involontaires) et désinformation (active) .
Chapitre 6 / Une opportunité démocratique : développer l’esprit critique et l’Éducation aux Médias et à l’Information (EMI) insuffisance du Fact Checking, nécessité de définir l’esprit critique comme : « la capacité à évaluer correctement les contenus et les sources des informations à notre disposition afin de mieux juger, mieux raisonner, ou prendre de meilleures décisions. Évaluer la qualité épistémique d’une information consiste à déterminer si l’information a de bonnes chances de correspondre à la réalité, donc si elle mérite notre confiance. Nous pouvons donc définir l’esprit critique comme la capacité à faire confiance à bon escient, après évaluation de la qualité des informations, opinions, et connaissances à notre disposition, y compris les nôtres. Il se trouve que cette compétence est une prédisposition chez l’être humain. »
Mais obstacles : l’ « avarice cognitive », tendance à accepter idées vraisemblables qui ne nécessitent pas de « processus analytique couteux en termes cognitifs » . Et effacement des repères « naturels » (tendance à la confiance dans les proches) sur les réseaux, ou les notions de proximité n’ont plus le même sens et n’offrent plus les mêmes garanties.
Donc : « De même, une méta-analyse de la littérature scientifique a mis en évidence un effet bénéfique global des interventions pédagogiques visant à développer la pensée critique lorsque ces interventions incluent un dialogue et un échange entre les élèves, des problèmes concrets, localisés et réalistes sur lesquels travailler, un mentorat adapté du côté de l’enseignant, et des interventions métacognitives, c’est-à-dire permettant au sujet apprenant de prendre conscience des mécanismes de sa propre pensée. »
« Un travail important reste néanmoins à faire pour rendre opérationnelles les initiatives concernant le développement de l’esprit critique. En effet, ce que l’on appelle « enseignement de la pensée critique » recouvre des réalités très hétérogènes. Dans les deux méta-analyses récentes citées ci-dessus, les auteurs indiquent que la difficulté de leur tâche réside dans la diversité énorme entre les études en termes de durée d’interventions, d’intensité, de contenu, d’âge ciblé, de méthodes de mesure d’impact et de qualité. »
Recommandations :
Parmi les recommandations : Faire du développement de l’esprit critique et de l’EMI une grande cause nationale.
Esprit critique et EMI . 24. CRÉER UNE CELLULE INTERMINISTÉRIELLE DÉDIÉE AU DÉVELOPPEMENT DE L’ESPRIT CRITIQUE ET D’UNE EMI TOUT PUBLIC
Créer une cellule interministérielle dédiée au développement de l’esprit critique et d’une EMI tout public, associant les principaux protagonistes (ministères, associations, médias, biblio- thèques...) ; une délégation sous l’égide de Matignon chargée de se concerter, de mutualiser, de valoriser les ressources et de mandater un organisme ou de créer une structure pour mettre en place l’évaluation du matériel pédagogique et des dispositifs de formation avec des protocoles scientifiques standards.
25. CARTOGRAPHIER LES DIFFICULTÉS COGNITIVES DES ÉLÈVES : Solliciter l’expérience des enseignants pour établir une cartographie des difficultés cognitives les plus fréquemment rencontrées chez les élèves, en vue d’engager une réflexion sur la pédagogie de la métacognition.
26. FAIRE DU DÉVELOPPEMENT DE L’ESPRIT CRITIQUE ET DE L’EMI UNE GRANDE CAUSE NATIONALE. Augmenter leur visibilité par la diffusion de messages d’intérêt généraux dans les médias
27. SYSTÉMATISER LA FORMATION À L’ESPRIT CRITIQUE ET À L’EMI EN MILIEU SCOLAIRE Systématiser la formation pour les élèves dès l’école primaire et jusqu’après le secon- daire et pour les enseignants en formation initiale et continue et renforcer de manière significative le réseau de référents et coordinateurs académiques dans ces domaines.
28. SENSIBILISER LES AUTORITÉS SCOLAIRES AUX ENJEUX DE L’EMI Sensibiliser les chefs d’établissements scolaires, les inspecteurs de l’Éducation Nationale, les recteurs aux enjeux de l’EMI et de la formation à la pensée critique, ainsi que les élus locaux, les responsables de ressources humaines des collectivités locales et les responsables de bibliothèques.
29. DÉVELOPPER LA FORMATION À L’ESPRIT CRITIQUE ET À L’EMI DANS LA SOCIÉTÉ CIVILE
Il est important de créer un continuum entre le temps scolaire, l’université, le monde culturel et le monde du travail. La formation à l’esprit critique et l’EMI doit donc être systématisée aussi bien dans des projets éducatifs de territoires et des cités éducatives, que dans des dispositifs d’insertion, des jeunes volontaires en service civique jusqu’aux retraités et à la formation continue.
30 .SAISIR LE COMITÉ NATIONAL PILOTE D’ÉTHIQUE DU NUMÉRIQUE DE LA QUESTION DES MONDES NUMÉRIQUES ET DE LA RÉALITÉ VIRTUELLE ET AUGMENTÉE.
L’immersion croissante des utilisateurs dans des mondes numériques où la distinction entre le réel et le virtuel s’efface progressivement peut entraîner des risques éthiques. Le projet de Métavers annoncé par Meta (ex-Facebook) ou le projet de Metaverse Seoul pourraient accélérer ce phénomène. Une première réflexion au niveau national pourrait conduire à la constitution d’un groupe international multi-acteurs pour prévoir un encadrement éthique au développement de ces environnements numériques.
Voir en ligne : Télécharger le rapport
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